Fourre-tout d'Aryo

Ils étaient tous les deux au palais lorsque Italo les rejoignit. Assis à une table avec leur mère, Carolina, qui tapait à la machine à écrire une longue feuille de comptes, Annabelle et Renato Spallacci parlaient commerce, comme toujours quand ils travaillaient. Sa mère, son frère et sa soeur entendirent de bruit de ses béquilles avant de l'entendre lui. Il s'installa à côté de sa mère et soupira.
— Salut, Italo, lança Annabelle. Renato et moi on vient de rentrer.
— Tu peux remarcher, c'est cool que t'aies fait des progrès aussi vite.
Carolina serra son petit dernier dans ses bras. Italo se réfugia contre elle et regardatoutes ces feuilles sur la table. Il ne comprenait pas grand chose, mais est-ce que ses frère et soeur comprenaient eux aussi ? Certainement. Ils étaient plus grands que lui, après tout. Plus grands, donc plus intelligents.
— Italo, t'es sûr que ça va ?
Il eut envie de dire oui, mais avant de prendre une grande inspiration pour dire oui, son cerveau le fit secouer la tête. Non, il n'allait pas bien, et de toute façon, même s'il mentait, sa mère le sentirait, alors mieux valait dire la vérité.
— J'ai dit au capitaine Galeazzo que je voulais pas devenir amiral.
Annabelle haussa un sourcil.
— Tu veux pas ? Pourquoi ?
Italo se mordit la lèvre inférieure, soudain honteux de ses choix. Annabelle et sa mère l'observaient, surprises, alors que Renato, lui, s'était plongé un peu trop assidûment dans l'étude d'une feuille de comptabilité.
— Je sais, plus, maman, je sais plus. Je veux pas faire de naufrages, je veux pas que ça me monte à la tête comme papa, j'ai seize ans, maman, je suis trop petit !
Carolina comprenait parfaitement son fils. Luca, n'était pas encore sorti d'affaire, et Italo était désigné pour lui succéder, Annabelle et Renato n'ayant, à 21 et 20 ans, jamais démontré les pouvoirs nécessaires pour commander la marine. Italo, lui, commençait à révéler une capacité à soulever des vagues de hauteur pour l'instant incontrôlée, mais son père le faisait s'entraîner régulièrement. Mais à son âge, Italo était bien trop jeune pour lui succéder et Carolina Spallacci comprenait bien les interrogations de son troisième enfant.
— D'abord, tu dois t'entraîner pour mieux maîtriser les vagues. Ensuite, on verra.
— Mais je veux pas m'entraîner !
Il regarda son frère, mais Renato s'obstinait à lire ses feuilles de comptes. Comme s'il voulait rester à l'extérieur du débat. Lui non plus n'avait, du moins en apparence, pas envie de succéder à son frère. Au palais de Campobasso, Italia l'attendait et il serait certainement un jour appelé à des fonctions plus hautes que chef de la marine. Un moment qu'il n'avait pas hâte de vivre, mais il préférait attendre de voir ce que lui réserverait le temps et l'évolution de son histoire, tout juste commencée, avec la fille du monarque Luigi Piazza.
— Il le faudra un jour, Italo, lui dit sa mère. Tu sais bien que ton frère et ta soeur ne peuvent pas succéder à papa.
L'adolescent fondit en larmes. Renato leva les yeux de sa feuille et se leva, faisant signe à son frère, les dents serrées.
— Toi, tu viens avec moi.
Italo le suivit. Lorsque Renato se mettait dans cet état, il était inutile de résister. Il montrait clairement son énervement, chose qu'il ne faisait jamais, en raison de sa nature assez calme et sa tendance à toujours chercher le compromis. Les deux frères sortirent de la salle, Annabelle et Carolina n'essayant pas de les stopper. Renato fit asseoir Italo sur un muret et passa une main dans ses boucles blondes.
— Tu veux devenir amiral ou pas ?
— Non, Renato, j'ai pas envie !
— Pourquoi ?
— Mais je l'ai déjà dit ! Je veux pas finir comme papa ! T'as bien vu comme ça lui monte à la tête ? Je veux pas virer fou comme lui et grand-père !
Alors que leur père était toujours porté disparu, leur grand père, Gian Galeazzo, semblait avoir pris la fuite. Introuvable ni à Campomarino, ni à Molisonia ni Melfi, les soupçons se portaient sur un suicide en mer ou une crise cardiaque. Ancien amiral lui aussi, Gian Galeazzo avait, s'il vivait toujours, 89 ans, ce qui ne garantissait pas vraiment qu'il soit encore de ce monde. Carolina pensait qu'il aurait pu fuir Capitanata via le passage de Goricna, au nord de l'Italie, et ainsi regagner le monde duquel ils avaient été exclus en 1951, celui de l'Italie "normale", celle sans magie.
— Et puis tu crois qu'à mon âge je peux faire quelque chose face à des marins qui font ce métier depuis des années ? Je sais rien faire, moi. Ils vont se foutre de ma gueule et pas me respecter.
— Ouais mais qui va gérer la marine pendant ce temps ?
Renato avait bien une réponse mais préférait ne pas la dire, Italo pourrait largement en profiter.
— J'en sais rien, pas Annabelle et moi, en tout cas.
Il restait une hypothèse, mais la branche germaine risquait de ne pas accepter, eux étaient surtout des armateurs, qui n'avaient pas navigué depuis des siècles, depuis Andrea et l'époque de Venise.
— Pourquoi vous pouvez pas ?
— Mais parce qu'on contrôle pas le vent, joue pas au con, tu sais très bien ce qu'il faut faire pour devenir amiral ! On a zéro pouvoir magique, nous.
Italo se leva, appuyé sur ses béquilles.
— Comme si c'était vrai. Annabelle sait influencer les cours du marché et toi…
Renato faillit le gifler. Au lieu de ça, il le força à se rasseoir.
— Moi j'ai rien, je sais, remets pas le couteau dans la plaie, merci.
Le jeune homme ne supportait pas de ne pas pouvoir exercer un quelconque pouvoir magique. Son seul talent, si on pouvait appeler cela un talent, était de parler un bon nombre de langues étrangères, ce qui servait pas mal dans le domaine commercial mais qui était finalement, selon lui, à la portée de n'importe qui.
— Renato ?
— Oui ?
— Aide-moi, s'il te plaît.
Renato ricana nerveusement.
— Je vois pas comment.
Il voyait très bien, mais ça allait totalement à l'encontre des règles. Et puis il ne pouvait pas abandonner Italia, surtout avec la situation du père de celle-ci.
— Joue pas au con, Renato, tu sais très bien que tant qu'on aura pas retrouvé papa, c'est toi le chef de la maison.
— Je peux PAS devenir amiral, faut que je te le dise comment ?
— Ouais mais en attendant que j'aie 21 ans, tu pourrais…
Renato le sentit venir.
— Je pourrais quoi ?
Italo était rouge de honte, anticipant déjà la réponse de son frère.
— J'ai dit au capitaine Galeazzo que ça changerait rien si c'était toi l'amiral et pas moi.
Le jeune homme regarda ailleurs, faisant semblant de réfléchir.
Il avait pensé à cette éventualité depuis déjà longtemps, sans jamais pouvoir envisager qu'elle se réaliserait un jour. Un rêve qu'il avait caressé pendant son enfance, pour ensuite s'obliger à l'oublier, un peu contre son gré. Un Spallacci, fils d'amiral, sans magie, faisait jaser dans le voisinage et Renato en souffrait, surtout vis à vis de sa sœur et de ses talents. Et la découverte du pouvoir d'Italo l'avait encore plus enfermé dans sa jalousie. Pourquoi son petit frère et pas lui ? Pourquoi était-il condamné à toujours rester en retrait, le second de la famille, celui déjà ignoré de par sa place ? Pourquoi lui ne brillait jamais ?
— Renato, penses-y un peu : t'es respecté, t'as déjà de l'expérience en navigation, les marins te connaissent. Tu peux devenir amiral.
Il lui prit le bras.
— Renato, s'il te plaît… Je peux pas y arriver sans toi.
Son frère secoua la tête. Il s'était rendu à l'évidence depuis longtemps et même si l'idée lui semblait désormais réalisable, il ne pouvait pas l'accepter. Ne serait-ce que parce que ça ne pouvait pas se passer ainsi.
— Ma place est dans la marine marchande. Qui prendra mon poste pendant que je suis avec toi ?
Annabelle ouvrit la porte et se planta devant ses frères, droite et fière, ses yeux brillants de détermination. Elle se doutait de leur réaction, mais elle ne se laisserait pas décourager. Elle était l'aînée et en tant que telle, ses frères devaient la respecter et lui obéir. A 21 ans, elle venait de finir ses études d'économie et de commerce avec brio et son choix était fait. Obstinée, elle suivait toujours ses idées.
— Je crois que vous savez déjà la réponse, non ?

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