Le regard de votre chat

- C'est le bruit qui a attiré mon attention. Il grattait sa litière. Avec sa patte de devant. Comme s'il cherchait quelque chose. Quelque chose d'important. Un objet qu'il aurait perdu. Une chose perdue dans sa litière.
- Et alors ? Rien de particulier. Votre chat venait d'uriner !
- Non ! Enfin, peut-être.
Mais après il regardait ce qu'il avait fait. Comme si, sous les grains d'argile blanc, parfumés, pouvait se trouver quelque chose. Quelque chose d'important.
- Bon, ça va ! Vous allez quand même pas me décrire ce que tout chat fait habituellement dans cette situation.
- Je vous affirme qu'il cherchait un objet perdu. Un objet lui appartenant. Auquel il tient beaucoup. Un objet qu'il a l'habitude d'avoir. Un objet qu'il possède. Caché sur lui.
- Mais enfin, que peut bien tenir votre chat secrètement sur lui ?
- Qu'est-ce qu'on peut rechercher avec nervosité, si ce n'est son portable ?
- … Un portable ?
- Cela ne vous arrive jamais de chercher votre portable que vous venez de perdre ?
- … Ben si !
- Alors vous voyez, vous êtes d'accord avec moi. Je suis persuadé que mon chat a perdu son portable dans la litière.
- Mais, Monsieur…. , à quoi peut bien servir un portable à votre chat ?
- C'est justement ce que je me dis depuis hier. C'est la question que je me pose. Si mon chat détient un portable c'est qu'il en a un besoin particulier.
- Le besoin présent d'aller dans sa litière par exemple ? Non mais, sérieusement, à quoi pensez-vous ?
- Entre nous, j'ai ma petite idée. Avez-vous remarqué à quel point le regard d'un chat qui vous observe est intriguant ? On dirait qu'il pense, qu'il vous observe et vous juge. Comme un regard d'enfant qui vous scrute. Comme un enfant qui vous connaîtrait depuis toujours. Au point de connaître vos pensées les plus secrètes, votre personnalité profonde, pire, votre âme.
- Mais tous les chats ont cette attitude, sans pour autant leur attribuer un portable.
- Sauf quand il le perd dans sa litière !
- … Et il l'a retrouvé ?
- Ben non ! Sinon il me l'aurait dit. Enfin je veux dire à sa façon. Depuis que nous vivons ensemble, j'ai fini par le comprendre, comme mon propre enfant. Je ne pense pas qu'il l'ait retrouvé, car il ne recommencerait pas à le chercher à chaque fois qu'il va uriner.
- Bon, soit votre chat a perdu son portable dans sa litière. Et alors, quel est le problème ?
- Le problème, docteur, c'est que ce n'est pas normal qu'un chat détienne un portable.
- Ah, enfin. Vous m'avez fait peur Monsieur…
- Vous ne me comprenez pas. Si mon chat a perdu son portable, et vous me le confirmez, c'est que ce portable est la preuve de son activité secrète.
- Allons bon !
Votre imagination vous joue des tours Monsieur…
- Un chat qui possède un smartphone est un chat qui communique avec autrui.
- Certes.
- Qui fait des photos. Enregistre des images, des vidéos. Les transmet à quelqu'un.
- (soupir) Eh ben ! Et je parie qu'il communique avec l'Au-delà, comme l'oracle de Delphes, votre chat GPT ! … Sérieusement Monsieur…, depuis le jour où vous avez constaté que votre chat grattait sa litière, vous en avez déduit quoi ?
- Je pense que mon chat est un espion.
- Mais un espion ne perd pas son portable en urinant ! ENFIN !
- Cela vous arrive jamais de faire tomber votre portable, même dans les toilettes ?
- ….?! Je ne suis pas un espion pour autant Monsieur….
- Mais un chat, docteur, un chat ne possède normalement pas un portable. Et s'il le perd, et que cela le contrarie, c'est qu'il est un espion !
- Finissons-en ! Cela vous dirait un arrêt de travail de quelque jours, histoire de vous détendre ? Vous savez Monsieur…, ce n'est pas dans mes habitudes de prescrire un arrêt de travail, mais dans votre cas, je pense que vous auriez besoin d'un minimum de repos.
- Mais je vais très bien docteur !
- Mais alors que faites-vous dans mon cabinet Monsieur… ?
- Une intuition. Il me semblait qu'être à l'écoute des gens permettait de résoudre des problèmes. Par contre mon chat est en détresse extrême. Finalement j'aurais dû aller voir un vétérinaire.
- C'est ça, bonne initiative Monsieur…. Votre carte vitale s'il vous plait. Cela vous fera 25 €. Une dernière question Monsieur….
- …..Mouaih !
- Vous pensez que le vétérinaire vous dira pour quel pays travaille votre chat ?
- Peut-être. Question d'habitude pour un spécialiste des animaux, un cas similaire déjà rencontré, ou un indice qui m'aurait échappé….
- … Humm Pas mal de choses vous ont échappé, me semble-t-il. Mais soit. …N'oubliez pas votre carte vitale au moins. Ah ! J'y pense, comme ça, une idée, pourquoi pas espion pour l'Iran ?
- …… ! Comprends pas.
- Ben si … l'Iran… sous l'ancien régime …. Vous ne voyez pas ???? Simple jeu de mot, Monsieur…, juste pour rire. …Chat m'amuse !!!
- Bah, trrrrès drooole. Et moqueur avec ça. 25 € ! Plutôt chère la blague docteur !
- Méfiez-vous docteur, car mon chat, "chat GPT" comme vous dites, lorsqu'il est dans sa litière, parfois il lance des sortilèges. Je les reconnais à leur odeur nauséabonde. Mon chat pourrait vous causer du mal.


Déçu, Monsieur… quitte le cabinet du psychiatre. Avec le fort sentiment de ne pas avoir été compris, ni même entendu. Seul. Comme un enfant qui ne comprend pas le monde qui l'entoure. Comme un enfant qui veut déchiffrer le chant des oiseaux et lire à travers le regard de son chat.

Il tend la main au médecin, plus par habitude que par politesse. Le médecin, toujours aussi pataud, l'œil humide et l'oreille basse, par le même réflexe, tend la sienne. Une main très velue. En fait, une patte de chien, lourde et molle.

De ce court entretien, c'est cette large patte inconsistante, un peu humide, qui a le plus déplu à Monsieur….

Il faisait déjà nuit. Sur le chemin du retour, il aperçut au bord de la route, non loin de chez lui, un chat ressemblant étrangement au sien. Il ralentit la voiture jusqu'à hauteur de l'animal : le chat bouge à peine. Il se gare, descend du véhicule et s'approche du corps. Monsieur… reconnaît son chat, encore chaud, et vivant.

Il se précipite chez le vétérinaire, le chat dans les bras. Le vétérinaire l'accueille, l'air étonné.

- Et bien ! Il est bien amoché votre chat Monsieur…
- Je viens de le trouver au bord de la route, près du rond-point avant l'hyper-marché.
- C'est pas un quartier pour les chats Monsieur… Il ne faut pas qu'il aille traîner là-bas. Ce n'est pas le premier chat blessé que je soigne qui vient de ce pâté de maison. Bon, ce n'est pas trop grave. Il va s'en sortir. Je préfère l'anesthésier localement avant de lui poser quelques points de suture.

Monsieur…. reste auprès du vétérinaire, il le regarde faire et l'écoute.

Ce n'est pas pour réjouir le médecin, car son client imprévu dégage une très mauvaise odeur. Une odeur de chien. … Et les chats n'aiment pas sentir, même de loin, la présence d'un chien. Malgré tout, le vétérinaire est touché de voir Monsieur… porter secours à un chat.

Le médecin lui explique que dans ce quartier, les chats pratiquent un commerce illégal.
Les plus vieux recrutent les nouveaux pour faire le guet, et les jeunes pour vendre de l'herbe. De l'herbe à chat. Ils en sont tous dingues. Le vétérinaire rajoute qu'il a remarqué que ce commerce prospère rapidement, que des clans se créent et que des affrontements se déroulent de plus en plus souvent.

- Serais pas étonné que votre chat, Monsieur…, fasse partie d'un gang. Vu dans quel état il s'est mis.
- Je ne sais pas comment le prendre docteur ! … et moi qui commençais à croire que mon chat était un espion du Vatican.
- Mais pourquoi du Vatican ?
- A cause de ce qu'il cache dans sa litière. Des petits objets informes. Des choses qu'il conserve, recouvre et cache précieusement dans sa litière. Comme une partie de lui-même. Comme des reliques.
- Vous vous posez trop de questions Monsieur…. Tout simplement, comme nous, votre chat a une vie sociale. Et bien qu'il soit plus intelligent qu'on ne le pense, comme nous, il peut fréquenter de mauvais chats.
- Je n'ai jamais pensé que mon chat est bête. Un peu stone par moment, mais futé tout de même.
- Voyez-vous, Monsieur…, à l'origine, le chat primitif était plus gros, avec des crocs longs et coupants comme des sabres. Il n'était pas pour autant primaire. Il enterrait déjà ses crottes, avant que les humains enterrent leurs morts !
- On est bien d'accord docteur, mon chat vénère ses propres reliques. Il est le gardien de ses propres reliques. Pourtant il est bien vivant. Et il conserve encore quelques vies de rechange.
- … Oui, il a bien de la chance. Ce n'est pas le cas pour nous Monsieur…. Pour nous c'est trop tard.
- … comprends pas ?
- La mort, telle qu'on la conçoit, est une pure fiction pour nous faire croire qu'on est vivant. En réalité, nous ne sommes plus.
- Comment ça ? Nous ne sommes plus ! … Je ne suis plus ? … Depuis longtemps ?
- Depuis que vous avez perdu votre âme d'enfant.
- Mais, où est-elle ?

Alors, d'une voix douce et tendre, le vétérinaire regarde avec empathie Monsieur… et lui répond au fond des yeux :

- Dans le regard de votre chat Monsieur….

Il baisse lentement les yeux, se tourne vers le petit animal et croise son regard.
L'animal ne bouge pas, ne cille pas. Comme si depuis longtemps le chat n'attendait que ce moment pour dévoiler un vieux secret gardé au fond de ses yeux.
Comme un valet silencieux aux bons soins de son maître, il semble présenter à la vue de Monsieur… un miroir, un étrange miroir. Sans crainte Monsieur… plonge son regard dans les yeux du chat. Tout au fond, comme au loin, il croit percevoir un bref moment de son enfance. Il reconnaît l'endroit, il s'agit de la maison de son grand-père. Au tout début du printemps. Quand les jours, bien que doucement parfumés, sont de courte durée….

Dans un grenier, un enfant découvre un objet en bois. La chose n’est pas très imposante, elle ne ressemble pas un meuble connu, ni à un ustensile courant. L’enfant pense qu’il s’agit d’un jouet. Comme pour tout ce qui l’entoure.

Le temps a effacé les raisons pour lesquelles l’objet est là. Quelqu'un a voulu le conserver dans un lieu sûr, depuis la boîte est devenue marquée par la poussière de l’oubli.

L’enfant ignore ce qui l’a poussé à monter dans ce grenier. Il ne s’en soucie guère, le temps n’a pas encore d’emprise sur lui. Il n'a même pas conscience de son ombre ni de l'empreinte de ses pas. Il ne s'engage que sur le chemin tracé des pavés de son imagination.

Ainsi l’enfant et l’objet sont là, ensemble au même moment et au même endroit, disons comme par hasard. La rencontre improbable entre l’oubli et l’imaginaire.

Chaque face de la boîte est d’égale dimension, de la taille d’une main. Il s'agit en somme d’un cube léger et de grande taille. Un cube que le hasard de la vie a jeté sur les planches du grenier. Le joueur est partie sans se soucier du résultat, aucune face du dé ne paraissant distincte.

L’objet paraît familier à l’enfant. Qu'importe pour lui, ce n'est pas son souci, le temps n’a pas griffé profondément son visage, ni déchiré les pages de son imaginaire. Pas encore.
En tendant ses doigts vers la rampe de l'escalier, la curiosité l'a pris par la main et l'a conduit là-haut, jusque dans le grenier. Dans cette pièce l'enfant va faire le reste, c'est à dire tout l'univers, son univers. Il sera à son tour le créateur, avant que le temps, caché sous la poussière, n'efface son œuvre.

Par instinct, il ramasse l'objet. Après avoir secoué la boîte, sans rien entendre, l’enfant constate que sur une des tranches, en son milieu figurent deux trous. Il approche la boîte de ses yeux, ses mains semblant vouloir se joindre en s’élevant vers le ciel. Tel à travers une paire de jumelles, il regarde à l'intérieur et découvre la pièce d’une maison, un salon qu’il croit reconnaître. Un salon sombre, sans fenêtre. Les yeux grands ouverts entre ses mains presque jointes, l'enfant observe le vide de la pièce, écoute le silence et attend.

Debout et immobile dans le grenier, concentré sur la vue de l'insondable, l'enfant devient le guetteur de sa propre vie. Il interroge en silence l’incompréhensible. Il se laisse alors envahir par l'étrange douceur de son imaginaire.

Contre un des murs du salon familier, est accroché un triste pendule. De son gîte en bois, voulant se jeter dans l’Eternité, le coucou s’est pendu. Et il s’est tu. À jamais immobile.
Les portes du gibet de bois se sont ouvertes, telle la gueule verte d’un puits. L’oiseau s’est jeté comme un fruit sûr de son goût. Depuis, s’échappe de cette fenêtre une chaude lumière, portant des chants lointains, une chorale de plumes colorées.
À l’angle opposé du salon, un vieil homme que l’enfant reconnaît avec stupeur, se lève difficilement d’un fauteuil pour se diriger vers l’ouverture, comme attiré par la lumière et par les mélodies. Il se laisse tomber dans le puits de lumière.

L’enfant sait que ce vieillard voulait depuis toujours comprendre le chant de l’oiseau. Qu’il voulait comprendre aussi le sens du silence, entendre le grésillement du soleil sur les feuilles, sentir enfin l’odeur de l’arbre qui transpire.

Le salon se rétrécit à mesure que la fenêtre s'agrandit, l'enfant découvre à l’opposé de la pièce l’Autre-Côté du mur.

Dehors, le vieil homme se tourne vers l'oiseau perché sur une fine branche. Il l'observe diriger les chants, l'écoute donner le ton, dicter le rythme. Le vieil homme ressent toutes les vibrations, même les plus fragiles. Il comprend enfin le sens de toutes choses.
Au sol, couché dans l’herbe, un chat remarque l’oiseau. Le chat voit, regarde, observe.
A son tour, l’enfant entend la sève issue de la terre circuler dans le tronc de l’arbre, monter vers la plus fine des branches.

Comme un rayon de soleil se jetant du ciel pour pénétrer dans le puits, la lumière intense envahit tout l’espace. Les murs et les meubles du salon succombent. Après avoir prononcé le prénom de l'enfant, le vieil homme disparaît sous les yeux éblouis du rêveur. Dans un vide insondable, l’oiseau continue d’interroger qui peut l’entendre et le chat réfléchit.

Le grand-père de l'enfant avait autorisé l'enfant à jouer dans le grenier que pour une petite demi-heure. Inquiet, et ne le voyant pas redescendre, le grand-père de l'enfant ouvre la porte du grenier, allume l'ampoule située au dessus de sa tête, et l'interpelle d'une voix douce et rassurante.

Le chat de la maison, qui a entendu les pas de son maître dans l'escalier, et la porte des combles s'ouvrir, profite de l'occasion pour aller chasser dans le grenier. Un léger courant d'air frôle les jambes de l'enfant.

Dehors, à la tombée du jour, un merle chante la pénombre qui couvre lentement le jardin.

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