Vous paraissez surpris de me voir monsieur le conducteur de travaux.
Je conçois que notre rencontre est imprévue.
J'en profite pour me présenter :
A la fois résistant de l'ombre, et combattant de jour, je suis le plus ancien et le plus puissant défenseur de la cause animale.
Le dire ainsi peut vous paraître de facto un peu pédant.
C'est mal me connaître cher monsieur. Les préjugés sont pérennes.
Par mon apparence, vous en déduisez uniquement ma vie souterraine.
Certes, je ne suis pas celui qui déclame un poème de sa composition.
Regardez mon corps, je suis incapable de compter les pieds d'une strophe.
Pour vous, je devrais vivre parmi les produits en décomposition.
Et pourtant, jeune homme, je survit à toutes les catastrophes.
Schopenhauer, mon fils spirituel, est mon auteur préféré.
Si si, je vous assure. Je vous sens suspect d'un coup.
Sa position pour la défense de la cause animale me plait beaucoup.
Voyez vous, sa pensée résume à elle seule ma personne, mes idées et surtout mes actions.
Si Schopenhauer avait été une rocksterre, (chez nous on dit une Rocksterre et non pas une Rockstar), j'aurais été le premier à le siffler en tirant la langue, dès son apparition sur scène.
J'adore trainer dans les champs boueux des festivales de musique.
Mais je m'égare.
Je ne veux pas vous faire perdre votre temps. Vous devez déblayer tous ces débris.
Et par la même occasion, me prendre dans votre godet.
Vous direz alors m'avoir pris … sans modération.
Comme dit le poète, le verre se brisa comme un éclat de rire !
Pour autant, vous m'êtes un peu sympathique, et je me sens seul.
J'ai envie de parler après une telle journée.
Comprenez moi cher monsieur, en un mot respecter les animaux, c'est une façon de se respecter et de se défendre.
C'est la raison pour laquelle je suis vénéré.
Même si, comme tout un chacun, j'ai commis des erreurs.
Peut-être parce qu'on me craint.
Hummm depuis très très longtemps.
Mon parcours de vie est plus sinueux que celui de Schopenhauer.
Étant nettement plus ancien que lui, je vous avoue très modestement, que j'ai même inspiré une partie de ses idées.
À sa mort, je me suis lentement nourri de tout son être et de toutes ses pensées.
Un délice !
Je prolonge inlassablement son œuvre, serpente dans le sens de ses idées et marque comme lui les consciences et la terre.
J'étire en quelque sorte ses conclusions pour les appliquer dans ma vie quotidienne de simple occupant de la terre.
Mes racines sont dans la terre humide et obscure de mes ancêtres.
Avec la lenteur du temps, petit à petit, grâce à eux, j'ai mis en application ces préceptes.
Et depuis mes premières et lointaines apparitions, on m'honore comme un dieu.
Car défendre la cause animale, c'est agir en s'opposant à vous.
Se dresser comme un cobra contre vous.
Vous qui ne respectez pas la vie animale.
Pourquoi reculez vous ? Détendez vous voyons !
J'avoue et me répète, c'est une position courageuse et honorable digne de vénération.
Et je suis vénéré car très efficace.
Et gare à vous, si vous vous mettez sur mon chemin, car j'aurai sans trembler toujours le dernier mot.
Alors que vous, vous tremblerez de peur et d'effroi, puis durant de longues minutes, de froid et de douleur.
Vous doutez de la réalité de mes propos. Je le vois dans votre regard.
Je vais vous confier le récit de mon combat le plus récent, la cause de votre présence ici.
Auparavant, sachez d'abord que cette action nécessite toute une galerie secrète de préparation : la discrétion, l'ombre et le silence.
Au moment opportun, il faut alors surgir rapidement et efficacement.
Toujours de sang froid est la devise de ma famille, de mon espèce.
L'efficacité réside dans l'effet de stupéfaction car je réside dans l'ombre de la terre où je me repose.
Et si vous m'embarrassez, notamment durant mon sommeil, je surgis à vos pieds pour mieux vous faire souffrir à votre tour.
Car je déteste être surpris durant mon repos.
Surtout par des individus qui font du bruit au-dessus de moi, pratiquant des jeux d'argent fondés sur la vie animale.
La splendeur de mon action est proportionnelle à la stupidité de la cause.
C'est justement ce qui s'est produit avant que vous interveniez.
Il s'agit d'un jeu des plus navrants pratiqué, comme ici même, sur les marches des édifices religieux.
Grâce à mon action héroïque et exemplaire, ces bâtiments ne seront plus la scène de cette coutume.
A vous de me déblayer tout ça !
(Voici mes lieux de victoire).

Pendant ma colère.

Après mon action héroïque.
Quel est ce jeu stupide me demandez vous ?
Vous avez bien de la chance de l'ignorer, croyez moi !
Figurez vous qu'il était pratiqué par la Fédération des Lanceurs d'Escargots.
Juste avant mon intervention, la Fédération déposait sa candidature pour postuler aux Jeux Olympiques.
D'après les archives de la bibliothèque de Dijon, le jeu était originaire de Bourgogne.
J'étais jeune à cette époque, et moins enveloppé.
Le jeu aurait été créé par Hélix II dit le Cocu, prince de Dijon, un jour de mauvais temps, imprégné d'une profonde tristesse, d'une langueur amoureuse et de pluie.
Bref il pleurait, mais cela ne se voyait pas en raison de la météo.
Ainsi son visage ne révélait pas non plus la cause de son chagrin, bien que la population entière de sa principauté en connaissait la raison - et en riait - .
Afin de combattre efficacement ses pratiquants, j'ai gardé sur moi un exemplaire de la règle.
Ce jeu remportait beaucoup de succès.
Jusqu'à ce dimanche.
Ah monsieur, c'était pourtant un si beau matin !
Ce jeu troubla ma tranquillité et surtout, voyez vous, mon honneur à défendre la cause animale.
La faute capitale commise par ce parieur chanceux devait être fermement sanctionnée.
C'est pourquoi, ma fureur provoqua de tels dégâts dans les églises comme celle-ci, qu'elles s'écroulèrent.
Au moyen de vos engins de chantier, en ramassant les premiers gros débris, vous avez découvert sous les décombres de cette église, outre votre serviteur, le fruit de mon combat : un squelette humain et à ses côté un téléphone portable.
Regardez ce squelette totalement désordonné.
Approchez jeune homme, et arrêtez de trembler, votre manque de sang-froid m'exaspère.
Observez la face frontale de ce crâne. Regardez bien là, elle est percée de deux trous.
Approchez, approchez, vous voyez là, dans les trous, les deux petits os formant comme des cornes.
Maintenant allumez le portable.
Je vous en prie morbleu, ayez le courage d'assumer la bêtise de vos congénères !
Puisque vous sembliez tout à l'heure douter de mes propos, vous allez avoir la révélation de la puissance de mon action, de mon intolérance à tous jeux portant atteinte au respect de la vie animale.
Outre des photos niaises de l'épouse et des enfants de ce touriste, qu'observez vous jeune homme ?
Arrêtez ces claquements de dents lorsque je vous regarde !
Puisque ma grandeur et ma bravoure vous stupéfient au point de ne pouvoir parler, je vous décris la scène.
Et mouchez vous que diable, on dirait un gosse !
Ah, nous y voilà.
L'image est parfaite n'est-ce pas ?
Je vous explique la vidéo :
On y voit le parieur jeter avec succès son dernier et septième escargot.
J'espère que vous vous souvenez de la règle du jeu ; dites oui sinon je m'énerve !
Nous sommes dans l'église, l'office se déroule avec allégresse et convivialité.
Une douce senteur d'encens se mélange avec les parfums suaves des belles femmes pieuses.
Je m'en souviens encore !
L'orgue entame l'air dédié au Saint Sacrement, le prêtre célèbre l'Eucharistie sous les chants veloutés du sacristain.
C'était vraiment une belle matinée !
Est-ce les sons graves de l'orgue, les mouvements de la foule en liesse, l'image est tremblante ?
On ne discerne plus les paroles des chants en raison des sons graves qui raisonnent.
L'ambiance devient d'un coup inquiétante.
Pas mal non ?
Le touriste continue de filmer.
… Regardez, le parieur comprend qu'il vient de remporter avec succès sa dernière épreuve !
Il ne sait pas encore qu'il n'aura pas l'occasion de la fêter.
Et que le touriste qui le filme va partager avec lui le même sort.
Le dernier escargot, intact, termine sa course en tourbillonnant dans le bénitier comme emporté dans un tourbillon.
Sa vitesse s'accélère étrangement créant un musique lancinante et envoutante par sa répétition comme le bruit d'un fléau dans l'air tournoyant au-dessus des têtes.
Il semble à l'image, que le bénitier tourne également sur lui-même, comme un lugubre manège, mais dans l'autre sens.
Le son grave s'accentue, on discerne sur le mur situé derrière du bénitier des fissures.
Il s'emblerait que le mur se lézarde.
Soudain, le bénitier se creuse, se creuse, se creuse.
L'escargot devient indiscernable, les couleurs de sa coquille tracent une spirale hypnotique.
Un mini-cyclone se forme sous les yeux du joueur qui ne peut plus bouger.
Alors, le centre du bénitier forme rapidement un trou de plus en plus large.
Dans un bruit horrible de succion l'escargot disparait dans l'œil du cyclone de marbre.
La caméra se rapproche, comme pour rattraper l'escargot.
C'est alors que le mur commence à se fendre au point de faire tomber les premières pierres du mur.
Le bruit est tel qu'on n'entend plus l'office.
L'image est sublime, la scène est belle, apocalyptique.
Du trou du bénitier émerge une gueule gluante poussée par un corps longiligne superbe et humide ressemblant à celui d'un orvet géant. Moi-MEME.
Je surgis alors, à la face de toutes et tous, poussant un long cri de douleur rauque.
Enfin, je me hisse de l'œil du cyclone et dégage mon corps tortueux pourvu d'étranges pattes.
La caméra recule d'un coup, on aperçoit ainsi ma taille gigantesque qui se hisse des entrailles de la terre.
On ne peut compter le nombre de mes pattes ; elles sont pourvues de piques à chacune de leurs extrémités : ce sont des fourchettes à escargots, des dizaines de fourchettes à escargots, des centaines de pics !
La dernière image, légèrement tachée d'une liquide rougeâtre, est celle du joueur, l'heureux parieur, suspendu en l'air, tenu par deux fourchettes plantées dans chacune de ses oreilles qui est renversé la tête dirigée vers ma gueule béante.
Le bruit horrible des cris du joueur, mélangés à mes hurlements de victoire couvre le vacarme de l'effondrement de l'église.
Ha, c'est fini ! Dommage.
Je vous vois troublé !?
Pourtant vous même, êtres humains, ne dites vous pas qu'on se nourrit souvent des fautes des autres … ?
En tout cas, j'en ai fait ma pensée intime, disons même viscérale.
Hé, mais vous tremblez encore !
Monsieur, votre peur ne fait pas honneur à votre espèce.
J'ai pitié pour vous.
Oh, vous me fatiguez à la fin.
Et puis maintenant, dégagez !
Espèce de vermisseau !